Guillaume Tendron
On m’appelle John « long stick » parce que je suis grand et mince comme un bâton. Je fais partie des « oubliés » de l’histoire de la Grande Amérique. Ceux que les « dust bowl », les tornades de poussières ont laissé sur le bas-côté. Ce jour-là, j’ai tout perdu : ferme, femme et enfants.
Après j’ai pris la route. J’ai erré longtemps, les hasards de la vie m’ont mené à cette gare en plein Middle West. Bref nulle part. D’ici on part vers l’Est ou l’Ouest, on ne revient jamais.
Le train s’y arrête chaque pour s’approvisionner en charbon et en eau. Le chauffeur et le mécanicien graissent la mécanique du monstre. Pendant ce temps, la gare s’anime, on charge des colis et des lettres dans le wagon postal, des provisions pour le restaurant de la 1 ère classe. Des vendeurs à la sauvette vendent sandwichs et babioles à travers les fenêtres des voitures de 2 ème et troisième classe.
Vivant dans une remise au bout du quai, je suis le témoin privilégié de la pièce de théâtre qui se joue autour du train. Grâce à la complicité, du chef de gare, je gagne quelques shillings. Chaque jour il me donne la pièce pour balayer la poussière du quai.
Parfois je cire les chaussures de ses Messieurs Dames de première, lorsqu’ ils daignent faire escale, avant de repartir. Il ne faudrait pas que la poussière et la boue ne gâtent leurs souliers vernis. J’économise chaque shilling dans l’espoir, qu’un jour de pouvoir moi aussi m’arracher d’ici, prendre le train et partir vers un avenir meilleur.
Les trains passent et la vie aussi. Elle est rythmée par l’arrivée et le départ des trains en gare. Et chaque fois une pièce de plus.
J’ai dressé une petite souris que j’ai appâté avec des croûtes de fromages ramassées dans les poubelles du buffet de la gare. Je lui ai appris quelques tours et elle me tient compagnie. Et hop ! quelques pièces tombent dans mon chapeau !!!
Les trains passent, bientôt je pourrais aller au guichet et acheter mon billet ; Un billet de troisième classe.
J’ai bien trop peur de monter en fraude dans un wagon de marchandises. Je ne suis pas un aventurier. Un agent du train pourrait me surprendre ou je pourrais faire une mauvaise rencontre, il reste encore quelques desperados sur les routes de la sauvage Amérique.
Enfin, c’est le grand jour, j’ai mon billet en poche, je quitte mon quai, salue de la main le chef de gare et monte dans le wagon. Je m’assois sur le siège en bois à côté de la fenêtre. C’est le début d’un nouveau voyage, je suis enfin devenu quelqu’un.
Quelqu’un qui prend le train pour aller quelque part.
Le contrôleur a composté mon billet et m’a appelé Monsieur.
Ça y est j entend le chef de gare crier, « Attention départ », et le coup de sifflet. Le train s’ébranle, le quai et la gare s’éloigne, bientôt je ne les vois plus.
Je me concentre sur le ta-ka-ta, le bruit des wagons. C’est la même musique qui résonne dans la guitare des blues man qui jouaient le samedi soir dans le Tripot clandestin où on s’encanaillait à côté de la gare.
Les paysages défilent, les plaines, les grandes prairies, on peut y apercevoir au loin les derniers cowboys rassembler leur troupeau. Plus loin, un pont, on traverse un fleuve, le Mississippi River. Il charrie ses eaux boueuses vers la Nouvelle-Orléans.
Plus loin, j’aperçois des travailleurs qui s’affairent dans les champs de cotons. Eux aussi sont des oubliés, ils ne sont plus esclaves mais si pauvres qu’ils sont restés là sur place. Eux aussi ils attendent un train pour aller vers une vie meilleure à New York, Chicago ou Detroit, une ville où il y a du travail.
Le train siffle et m’emporte au loin vers de nouvelles frontières, je ne sais pas encore où je m’arrêterais. Je me laisse bercer par sa musique.
Dans quelques jours, il s’arrêtera dans une nouvelle gare. Je descendrais sur le quai. Mais cela sera le début d’une nouvelle histoire, mon histoire, celle d’un homme qui descend d’un train vers une nouvelle vie.